Louis Nicolas de Clerville

LE TROMBINOSCOPE

CLERVILLE (Louis Nicolas Vardin*, dit le plus communément Chevalier de), cartographe, hydraulicien, ingénieur, deviseur et Commissaire général des fortifications de France, né en 1610 quelque part entre Cette et Calais, on ne sait où exactement. Dès sa plus tendre enfance, il montre d’excellentes dispositions pour le métier auquel il était destiné. À 5 ans, il lève sa première carte, le parc qu’il arpente coiffé de sa calotte de laine. Il y répertorie la plus insignifiante des aspérités en se retenant de l’illustrer de monstres barbaresques. Un sens aigu de l’observation l’amènera, à l’âge de 32 ans, à se faire la main en cartographiant le duché d’Auvergne en 1642, un panorama des plus soignés, gravé par Pierre Mariette. Clerville allait plus tard sillonner nos côtes maritimes pour en lever les cartes topographiques avec une opiniâtreté au regard de laquelle la première carte du sieur Bibendum allait faire piètre figure.


Il commence sa carrière militaire sur le pont des galères royales, jetant un œil distrait plus bas vers la chiourme se dandinant à l’unisson des rames fendant l’écume. Puis, présageant que la guerre de Trente Ans n’avait plus qu’une poignée d’années à fourguer, notre vaillant chevalier rejoint le régiment de Noailles le 7 février 1643, un samedi, imaginant passer le lendemain à festoyer. L’année suivante, il est aide de camp à la bataille de Fribourg dans le régiment de Mazarin-Français. Une escarmouche d’à peine 3 jours mais qui se soldera par le plus grand bain de sang de ce conflit trentenaire—les estimations varient selon les sources royales ou corporatistes—dont l’origine, en 1618, est à chercher du côté d’une révolte de sujets protestants tchèques de la maison des Habsbourg et de la répression d’une maison voisine échaudée. Le commandant de la cavalerie bavaroise en tirera cette cajolerie : « en 22 ans de mon sanglant négoce, je n'ai jamais vu pareille boucherie ». Quant aux Français, qui n’allaient pas passer à côté d’une choucroutinade, ils occuperont l’Alsace et Philipsburg, prise avec 20 autres places en terre germanique.


Louis Nicolas de Clerville est promu en 1645, dans la rubrique Nominations et Avis du Journal Officiel, au grade de chevalier du très vénérable ordre de Saint-Jean de Jérusalem, malgré un avis défavorable du Grand Turc.


Les bons offices diplomatiques coupant court à trente ans de guerre n’ont pour autant entravé les tribulations financières du royaume. Pris d’étourderie, Mazarin confond les caisses de l’État avec sa caisse personnelle, perçoit moultes pots de vin en échange de charges et profite de la faillite d’amis banquiers pour étoffer sa collection d’œuvres de Titien, Caravage ou Raphaël, de statues, de médailles, de bijoux. Ses ponctions fiscales deviennent de plus en plus impopulaires. L’une d’elles déclenchera une insurrection populaire, la Fronde parlementaire, entrainant une pléiade de mazarinades, des diatribes satiriques plus ou moins bien senties aux dépends du principal ministre d’État, élevé d’abord au nectar des Abruzzes, puis à la pourpre cardinalice peu après sa naturalisation française. Des railleries contre son accent italien, ses attitudes précieuses, jusqu’aux algarades les plus scabreuses sur ses amours présumées avec la reine et sur la conduite de ses nièces. Parmi ces pamphlets plus ou moins rimés, les plus fameuses pièces sont signées Scarron, dont une intitulée La Mazarinade, qui donna son titre à toutes les autres, et Cyrano de Bergerac qui aurait écrit, selon certains historiens, 7 mazarinades, dont Le Ministre d’Estat flambé, avant de prendre son parti dans sa Lettre contre Les Frondeurs. Une pirouette d’un homme de plume qui gagnera plus tard ses lettres de noblesse par des billets aigres-doux. La relative absence de poursuites exercées à l’encontre des pamphlétaires permit la publication de volumineux recueils au petit format in-quarto. La plus importante et la plus complète collection au monde, au moins 25 000 pièces issues d’environ 600 recueils, se trouve à la bibliothèque… Mazarine. Celle reposant au sein de l’université de Tokyo (2 709 pièces) fut la première à avoir été numérisée et transcrite, accessible sur le site du Projet Mazarinades.


En 1652, la fidélité de Clerville à Louis xiv et à Mazarin lui vaut le grade de maréchal de camp. Il commande alors l’armée royale lors du siège de Sainte-Menehould et s’y forge une seyante réputation. Ironiquement, c’est dans cette bourgade que, 20 ans plus tôt, le jeune Mazarin obtint de devenir chanoine à Saint-Jean-de-Latran lors d’un séjour à la cour de Louis xiii, en remerciement pour ses talents de diplomate. La cérémonie, étalée devant le roi, l’obligea, à contre-cœur, d’être tonsuré et de couper court à son état laïc. C’est également à Sainte-Menehould que seront reconnus, durant la Révolution, Louis xvi et sa famille, poursuivis et rattrapés à Varennes, non loin de là.


Un jeune volontaire du blocus y expérimentera ses talents de nageur et accessoirement d’ingénieur militaire. Sébastien Le Prestre se fera connaître sous le nom de Vauban, après avoir traversé l’Aisne à la nage sous le feu de l’ennemi puis réparé cette place forte dont la capitulation fut estampillée le 25 novembre 1653.


* Aucune peinture ou buste n’ayant fait jour, le portrait fantaisiste du chevalier de Clerville est issu d’une carte d’Auvergne qu’il leva, dont le cartouche enguirlandé, orné de mascarons, d’angelots ou de divinités selon l’inspiration du graveur, est destiné à recevoir le titre et la légende.

Dans les filets barbaresques Alors qu’en ce xviie siècle, les grandes puissances européennes se sont partagées les continents—la France ayant fait emplettes de la moitié de l’Amérique du Nord, d’une partie de l’Afrique Noire et des comptoirs de Pondichéry—elles ont délaissé une Mare Nostrum chaotique. Leurs flottes commerciales y étaient depuis des siècles harcelées et pillées par des pirates plus ou moins mahométans à la solde de régences placées sous administration et protection ottomane. Jusque-là, les expéditions punitives des royaumes chrétiens contre les Barbaresques venus d’Alger, de Tunis et de Tripoli échouèrent les unes après les autres.


L’origine de ces barbarinades remonte à la reprise de Grenade en 1492 qui força les Arabes à quitter l’Andalousie et à se réfugier en Berbérie. La frustration de ne pas pouvoir lever des armées à la reconquête de leurs territoires perdus, attisée par de sulfureux marabouts, entrainera une guerre maritime de prééminence religieuse. La régence d’Alger, ne possédant aucune économie publique, ne pouvait subsister que par la piraterie et la vente des esclaves à travers l’écumage d’un vivier méditerranéen.


Les écrivains Cervantes et Jean-François Regnard furent capturés et vendus comme esclaves par les Barbaresques. Vincent de Paul l’aurait été en 1605 au large d’Aigues-Mortes et évadé de Tunis après 2 ans d’esclavage, avec son dernier maître, un renégat originaire de Nice et vivant à la musulmane. Il l’aurait convaincu de se repentir et de se sauver à Rome avec lui pour se faire pardonner par le pape… avec ses 3 femmes.


La capture des navires et la réduction en esclavage de leurs équipages par les pirates barbaresques a perduré jusqu’au xixe siècle. La perte, par la régence d’Alger, de la Seconde guerre barbaresque contre les États-Unis en 1815, marquera les prémices du déclin de la traite à laquelle la conquête de l’Algérie par la France, à partir de 1830, mettra quasiment fin. 


Pourtant, cette marotte de vouloir réduire en esclavage des Européens pris dans des nasses tribales se prolongera au xxe siècle. Notamment pour les pilotes de l’Aéropostale Antoine de Saint-Exupéry et Henri Guillaumet, esclaves de la tribu arabe des Reguibat en 1928. Jean Mermoz vécut en captivité chez les Berbères du sud du Maroc, où le dernier marché aux esclaves ferma ses boutiques en 1920.

Après la prise de Dunkerque en 1659, Mazarin crée la charge de Commissaire général des fortifications pour Clerville qui devra préparer la riposte aux agressions barbaresques en effectuant une reconnaissance des côtes nord-africaines. Mais c’est à Marseille, après avoir culbuté une révolte d’anciens frondeurs, que Louis xiv décide en 1660 de faire construire le fort Saint-Nicolas. Pour protéger la ville d’une agression venue d’une triade canaille, Alger-Tunis-Tripoli, autant que pour amatir les Marseillais. Clerville retient l’emplacement derrière l’abbaye de Saint Victor, dont l’étendue est suffisante pour y maintenir l’autorité du roi. La construction, suivant ses plans en étoile et à double enceinte, durera 4 années.


Après une première incursion en 1661 sur les côtes barbaresques, il participe à l’expédition maritime et terrestre du duc de Beaufort en 1664. Prévue un an plus tôt au départ de Toulon, elle sera reportée à 2 reprises, officiellement pour raison diplomatique. En fait pour l’impréparation d’une flotte laissée par Mazarin dans un état que Colbert avoua être le « plus pitoyable qu’on puisse imaginer ». La France ne possède plus que 20 vaisseaux et 6 vieilles galères, la plupart tout juste en état de naviguer. Les chiourmes fondent comme peau de chagrin par manque de forçats, les meilleurs marins se sont exilés — l’époque se prêtait aux étripages, les marins aux plus offrants — les plus casaniers sont aussi inexpérimentés qu’indisciplinés. L’expédition se présente sous de fâcheux auspices avec l’artillerie dirigée par Monsieur de Bétancourt, le génie par Louis Nicolas de Clerville. Elle se soldera par un cuisant fiasco du fait d’un manque de sens tactique du premier et d’une absence de génie militaire du second. Un fieffé loupé de Clerville alors qu’il se piquait, à tort, de bien connaître les royaumes turcs du Maghreb et l’Islam. Louis xiv lui avait fait confiance pour le choix du rivage où débarquer au lieu de s’adresser aux Français d’Alger, ou au consul de France, un père lazariste, parfaitement informé des relations entre les Turcs et les Arabes qui occupaient le territoire berbère et les tribus locales. Clerville ne trouvera jamais à Gigeri les matériaux et les ouvriers nécessaires à la construction de la base française. Un renfort leva l’ancre de Toulon qui devait y acheminer des matériaux de construction, des outils et des ouvriers, pour répondre aux demandes de Clerville. Une tempête le fera sombrer au sud de la Sardaigne. Accumulant les erreurs, Clerville se servira parmi les pierres tombales du cimetière, au mépris des haut-le-cœur musulmans. Ses espoirs de construire un bastion et de faire de Gigeri un comptoir commercial qui lui aurait permis de faire fortune sombrèrent avec ce naufrage.

Vauban, l’autre étonnant voyageur

Du successeur de Clerville à la fonction de Commissaire général des fortifications de France, on relève de nombreux témoignages de son œuvre. De vastes ouvrages civils hydrauliques, comme le canal du Midi, et quelques 150 fortifications. Si elles ont toutes un air de famille, chacune est différente du fait d’une situation géographique particulière.


Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (1633-1707) n’est certes pas l’inventeur de ces fortifications austères, basses, à angles et arêtes en proue de bateau, mais plutôt un perfectionniste. Il optimise chaque site pour retarder le plus longtemps possible l’approche de la dernière muraille.


S’il enterrait ses fortifications pour en diminuer la visibilité, Vauban, aidé par une constitution robuste, se montrait partout, parcourant plus de 180 000 km, à cheval, en chaise ou à pied sur des routes et des chemins que l’on imagine peu charitables. Il ne passera chez lui qu’environ 22 jours par an en 53 années au service du Roi-Soleil.


Vauban attendra longtemps son bâton de maréchal de France qu’il obtient 4 ans avant sa mort. Le roi l’assiégea sa vie durant avant de ne voir en lui qu’un criminel pour avoir écrit un ouvrage remettant en cause les privilèges de l’aristocratie et du clergé. Ce qui fera dire au supplicier, qui allait mourir de chagrin : « Bienheureux celui qui peut mettre un intervalle entre la vie et la mort ».

Le principal ouvrage civil d’envergure auquel il se frottera a pour nom Canal royal en Languedoc pour la jonction de deux mers, comme le feront plus tard le canal de Suez et celui de Panama, tous trois, surgis du cerveau de nos ingénieurs. Louis Nicolas de Clerville est membre de la commission chargée d’évaluer le projet et d’établir les devis de ce qui deviendra le canal du Midi. Les arguments avancés par Pierre-Paul Riquet (voir la Trombinoscopie), un collecteur des impôts devenu entrepreneur, sont certainement économiques—enrichir le Languedoc—mais surtout politico-militaires, en faisant passer les galères royales de la côte atlantique à la Méditerranée en évitant le passage par le détroit de Gibraltar, et donc l’Espagne et les Barbaresques. Clerville avait une vision plus modeste de l’utilité du canal, caressant le projet d’y faire passer de modestes barques. Il délègue la surveillance des travaux mais se rendra fréquemment sur le chantier, excepté durant la période 1671-1675 où il est trop accaparé par ses tournées d’inspection.


C’est également lui qui prépare le chantier de construction du port de Sète, au milieu des années 1660, et qui rédige le rapport sur l’ensablement portuaire, tout en préparant les plans de la ville, encore quelques semaines avant sa mort. Deux écueils auraient pu être fatidiques au choix du cap de Cette pour un port méditerranéen : l’insularité et l’insalubrité du climat. Une côte languedocienne peu hospitalière aux navires ajouta de retarder les grands commis de l’État à laisser Clerville choisir la fondation ex nihilo d’un port à l’abri du mont Saint-Clair. Un site imaginé pour devenir le principal port du Languedoc et de Montpellier, sa capitale, alors que le projet initial prévoyait une rade lagunaire. Les premiers enrochements du Môle et l’excavation de la plage pour relier mer et étang commencent les premiers mois de 1666. La jetée longue de 650 mètres protège l’entrée du port et offre un abri aux galères royales. Les populations des villages avoisinants, Bouzigues, Mèze, Frontignan, Marseillan, viennent travailler dans la cité portuaire et en formeront le premier peuplement. Le 29 juillet 1666, le port est inauguré sans Clerville, retenu par ses incessantes missions de commissaire des fortifications royales.

Un mea culpa au prorata ?

Le marché lucratif de la traite d’esclaves s’est longtemps partagé en 4 zones distinctes : 


• La traite intérieure africaine alimentée de tous temps par des razzias interethniques fournissant domestiques, porteurs et ouvriers. Un marché à l’origine de plusieurs dizaines de millions de victimes.


• La traite orientale et transsaharienne, du viie au xxe siècle, connue sous le nom de traite orientale à destination de la péninsule arabique, Afrique du Nord et Moyen Orient (8 à 10 millions de victimes).


• La traite atlantique organisée par les Européens du xvie au xixe siècle à destination de leurs colonies antillaises et américaines (13 à 17 millions de victimes).


• La traite de l’océan indien du xe au xixe siècle vers la péninsule arabique puis, à partir du xviie siècle, vers les colonies européennes dans cette partie du monde (16 à 17 millions de victimes).


Pour l’Afrique, le nombre d’esclaves morts durant leurs captures, avant d’embarquer sur les navires négriers, ne sera jamais connu. À l’échelle de la planète, les abolitions progressives de la traite et de l’esclavage d’hommes, femmes et enfants s’étalent sur plus de 2 siècles. Mais si le combat légal semble achevé, l’esclavage demeure une évidence.


(Sources : Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes)

Une dernière charge de gouverneur d’Oléron mit un point final à un destin marqué au sceau d’une rigoureuse opiniâtreté. Un chevalier usé partit se claquemurer à Montpellier, dans la paroisse Notre-Dame-des-Tables avec sa chevalière Paule Poussart de Linières. Elle y tomba gravement malade avant de se rétablir pour veiller aux derniers jours de son paladin qui passa le blason à gauche le 16 octobre 1677, à l’âge de 67 ans. Il garda jusqu’à son dernier souffle ses fonctions de Commissaire général des fortifications, en dépit d’un Vauban de plus en plus encombrant, qui eut à cœur de le pousser du coude pour y exercer son art de façon collégiale un temps, puis vitement d’une poigne autarcique.



La trombine du chevalier de Clerville nous est inconnue, trop occupé à lever une carte géographique ou un camp militaire pour prendre le temps de poser, pour la renommée, devant un chevalet. Ce que ne manquera de faire son successeur Vauban à de nombreuses reprises, plus soucieux de sa postérité. La vie de Clerville, dont l’Histoire se détourna, était celle d’un aventurier courageux, cultivé, ami des arts et des artistes, empreinte de gyrovaguisme profane — cette quête itinérante et solitaire d’un moine, battant la campagne de monastère en couvent — emportée par d’épuisantes chevauchées qui ne le cédèrent en rien à celles de son substitut. Les angelots et les génies illustrant les cartes que dressa Clerville personnifient sans doute celui qui fut à l’origine de Sète, dont nous célébrons en 2023 le 350e anniversaire de sa fondation. Le graveur pensait-il au jeune Louis-Nicolas lorsqu’il en traça les contours ? On s’autorisera à l’imaginer.

Une encoignure au ventre de la mer

L’expression ne pouvait naître que de la plume d’un ingénieux cartographe. Clerville définissait ainsi, dans un de ses nombreux mémoires, la topographie du port de Sète, adossé entre 2 eaux au mont Saint-Clair. Une métaphore chargée de conjurer le mauvais sort qui allait s’acharner contre lui et Riquet sous diverses formes : d’indomptables ensablements, un manque de main d’œuvre tout aussi récurrent, des chantiers interrompus et financés au lance-pierre du fait d’hostilités locales et de belligérances lointaines… 


Ayant repoussé d’un revers de main une aimable rade intérieure, l’étang de Thau, Clerville jeta son dévolu sur ce revêche promontoire, laissant les entrepreneurs dubitatifs. Ou s’est-il fait forcer la main par l’évêque d’Agde, puissant propriétaire du pourtour de la lagune ? Les projets initiaux d’implantation sur les rives de l’étang auraient privé celui-ci de revenus tirés de maniguières et de terres arables. Le port sera donc construit en mer, sur le versant oriental de l’île où les falaises rendent impossible toute activité de pêche, les fortes dénivellations et l’affleurement du rocher celle d’une expansion agricole. Clerville dut sans doute se faire prier pour protéger les intérêts pécuniaires de l’évêque.

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