Georges Brassens

LE TROMBINOSCOPE

BRASSENS (Georges-Charles) poète, musicien-interprète né le 22 octobre 1921 à Cette qui s’écrivait comme dans le vers de La femme d’Hector : « Quelle est cette fée bienfaisante ? ». L’adjectif démonstratif étant aussi répandu que la malaïgue dans l’étang certains étés, les édiles décidèrent en 1927 d’en changer l’orthographe qui devint Sète. Une métamorphose que déplorait le poète dans Jeanne Martin et qui donna naissance à sa « première tristesse d’Olympio » en référence au poème de Victor Hugo.


Dans un quartier populaire de la ville, Elvira Brassens née Dagrosa donnait naissance à un petit garçon. Son mari, Jean-Louis, maçon comme l’était son père à Castelnaudary, et sa fille Simone, qu’elle eut d’un premier mariage écourté par la guerre, patientaient dans la salle à manger. Le premier geste du bambino aurait été, selon les quelques témoins présents, de faire demi-tour, craignant de voir une vague brune s’abattre sur le continent. Un premier réflexe libertaire qui sera suivi de nombreux autres. Au même moment, aux 4 coins du globe, de fringants partis nationalistes et communistes sortaient de terre gaillards et enjoués. Rien ne semblait préfigurer les grandes hécatombes, fascistes, bolcheviques et maoïstes qui allaient suivre. « Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort violente » semblait être le leitmotiv des idéologues de tous bords.


Le jeune Brassens fit ses premières armes de rebelle sans gnose lors de castagnes entre quartiers sétois. Son bataillon de la Caraussane taillait périodiquement de fieffées croupières à celui du Quartier Haut qui y retournait tête basse. En bon guérillero, il n’hésitait pas à recourir à de petits larcins alentour qui lui valurent une peine avec sursis et un bannissement familial.


Quelques carnets de rimes en poche, la tête pleine de rengaines et de ritournelles, le jeune Brassens gagnait la capitale sans craindre d’y perdre son âme. La vie de bohème lui tendait des bras certes rabougris mais ils lui chaufferont le corps à la manière d’un feu de joie. Le jeune poète ne tarda pas, du haut de sa Tour des miracles, à livrer, À la venvole, Des coups d’épée dans l’eau. Par la suite, son sang d’anarchiste ne fit qu’un demi-tour quand des nazillons, remontés comme des coucous ariens par leur parti national-socialiste, décidèrent de mettre l’Europe sens dessus dessous. Quasiment du jour au lendemain, Paris s’écrivit en lettres gothiques, alors que notre poète ne pratiquait que la cursive. Cette inconvenance le fera rejoindre le s.t.o. pour éviter que sa poésie ne souffre d’une fraktur.


La plus stupide de toutes les guerres, celle de 14-18, était alors dans les têtes qui ont refusé de se jeter corps et armes dans la suivante. L’hécatombe de la Der des Ders a-t-elle suggéré à cette génération de remettre une salve à demain ? Nombreux étaient ceux qui, comme Brassens, se dressaient contre toutes les formes de faiseuses de veuves. Ne lui jetons pas la pierre, il était derrière les veuves de guerre. Elvira elle-même était du nombre, avant de se remarier à Jean-Louis Brassens, le père de Georges. C’est la seul fois que l’on pouvait nasiller un Danke schön aux Teutons revanchards. Sans eux, le père des Deux oncles ne serait pas né…


De retour de Basdorf, Brassens décide de fonder le Parti Préhistorique avec une corne d’auroch comme porte-étendard et un plésiosaure pour secrétaire. Prônant le retour à la vie primitive et visant à tourner en dérision les partis politiques, il n’eut pas le temps de leur décocher le moindre silex. Le parti des va-nu-pieds se transforma en Cri des gueux, journal-manifeste qui, faute de 2 dans la casse typo, ne publia qu’un numéro. Antimilitariste et anticlérical, il prend faux et cause pour couper les mauvaises herbes bourgeoises et pour l’esprit outré. Le journal de la Fédération anarchiste, Le Libertaire, l’engage comme correcteur et lui ouvre ses colonnes pour de virulences diatribes teintées d’humour noir, sous le pseudonyme (entre autres) Géo Cédille. Le correcteur qu’il fut a dû penser que cette truelle perçant sous le c, ça avait tout l’air d’un hommage à son maçon de père. Le mauvais garçon, s’étant fait jadis un peu voleur, soupçonnait alors de se voir asséné une glaçante leçon. Bien que déçu, le père ne lui lança aucun regard menaçant, préférant lui tendre sa blague à tabac. Désarçonné, le fiston trouva que cette façon de faire forçait le respect.


De cédilles en syllabes, la violence de sa prose lui ayant été fatale, Géo trouve tout le temps d’achever son roman La lune écoute aux portes, estampillé n.r.f., le sigle de la Force de Réaction de l’Otan et avant cela, celui de Gallimard, plus orienté vers la fiction que vers la friction. Son cabinet d’avocats lui ayant conseillé de ne pas froisser l’honorable couverture, Géo se fendit d’une missive — en fait un formulaire de demande d’amnistie en vogue à l’époque — à l’éditeur. Lequel, contre toute attente, se contenta d’en faire un marque-page.


Ses talents de poète et de musicien arrivés à maturité, Georges Brassens décida d’en faire profiter la gente féminine, au grand dam de Jeanne, sa muse des premiers vers. Après avoir effeuillé une ou deux jolies fleurs, le mauvais sujet repenti rencontre Joha Heiman, une Estonienne qu’il appellera Pupchen. Son appétit des sobriquets lui avait fait choisir la traduction en allemand de petite poupée, püppchen, pour une raison évidente : les 2 syllabes étaient aisées à haranguer d’une maison à l’autre, Brassens ne s’étant toujours pas résolu au principe de cohabitation. Des témoins affirmèrent que les jours d’humeur chafouine, il poussait l’invective jusqu’à un « Pupchen de toi ! » digne d’un maroufle mal embouché.


Dans une impasse Florimont qui fleure la misère, l’anarchiste calque ses jours sur la révolution de la Terre autour du soleil, levé dès potron-minet, couché avec les ténèbres. L’arche de Noé recueille les animaux sans compagnie, chiens errants, chats miteux, volatiles battant de l’aile. On y brûlait le pont pendant la guerre, mais dans ce cul-de-sac mal rapiécé, Georges Brassens a trouvé sa voie. La Jeanne, elle, illumine cette cité miséricordieuse. Gros bidon    — Brassens, avide de sobriquets, la surnomme ainsi pour sa manie de remplir sa bedaine des enfants de l’univers —    Gros bidon, disons-nous, avoue un penchant pour l’humanité. Marcel, son homme, pour la bouteille.

Jeanne Planche (1891-1968) est née Jeanne Marie Le Bonniec à Lanvollon, dans les Côtes-d'Armor. Fille d’un cantonnier et d’une ménagère parmi neuf frères et sœurs, elle monte à Paris avant les premiers coups de boutoir de 1914. Jeanne loge avec son mari, Marcel Planche, au fond d’une misérable tranchée sans eau ni électricité, l’impasse Florimont dans le xive arrondissement de Paris. Brassens est parachuté dans la capitale en 1940, en même temps que l’armée allemande. Hébergé par sa tante Antoinette Dagrosa dans sa pension rue d’Alésia, il y rencontre Jeanne venue pour des travaux de couture. Celle-ci fit des miracles avec les poches trouées du Sétois, allant jusqu’à le cacher dans ses jupons à son retour du s.t.o. pour échapper aux délateurs. Il s’y pelotonna durant 22 ans pour pondre ses plus belles chansons dont la Cane de Jeanne et Chanson pour l’Auvergnat dédiées au couple qui partageait sa vie. Le 24 octobre 1968, il retrouvait son ami René Fallet pour veiller Jeanne après une opération de la vésicule biliaire. Elle lui demanda plusieurs fois de l’embrasser et se fit prescrire du champagne. Elle brisa sa coupe à 77 ans.

Jeanne accueille Jo depuis 1944, alors qu’il cherchait à faire rimer poète avec cachette dans l’ombre de la kommandantur. Il vivra plus de 20 ans au sein d’un ménage à 3. Son charme opère sur celle à qui on obtempère. Une vie de bohème hors du temps à dévorer les grands poètes et penseurs à défaut de remplir sa panse. Un matin, Brassens ouvre des persiennes martyrisées sur un Paris libéré. Peu avant, Jeanne avait perdu son frère, résistant arrêté par la Gestapo et décapité à la hache. Mourir pour des idées lui sera dédié. Jusqu’en 1952, Brassens broie notoirement du noir. Il écrit à Roger Toussenot, son ami philosophe anarchiste, alias Huon de la Saône par référence à Nerval : « Il n’y a pas de malade à l’impasse, mais un neurasthénique, moi. Cette maladie de l’âme me charme. Je ne crois pas au revolver, cependant. Ni à la corde, ni au poison… ». Poèmes et romans se font rabrouer. Quant aux auditions, elles sont gentiment louées… aux gémonies.


Sa guitare aux cordes chevrotantes sous le bras, il cahin-cahote pétrifié par le trac, suant de caveaux en cabarets. L’interprète aurait préféré se faire grossiste de chansons pour détaillants vedettes, qu’il trouvait bien plus autorisés à écouler ses vers. Une ultime audition, le 24 janvier 1952, décrochée par ses copains sétois de Paris Match, Roger Thérond* et Victor Laville*, le fait rencontrer une sirène blonde à la voix rauque et élégante, Patachou


* Trombinoscopies dans un prochain volume


Le bizut se lance dans son audition sous le regard intrigué de Patachou. Quelques titres plus tard, elle est conquise et lui offre son public. Brassens lui suggère plutôt d’interpréter elle-même ses chansons. Le premier soir, elle se frotte à Brave Margot et aux Amoureux des bancs publics puis propose à son public grisé d’en découvrir l’auteur. Une guitare à 2 pattes sort du rideau chancelante et entonne Le Gorille et P. de toi, que la mieux embouchée Patachou ne pouvait interpréter. La dernière note envolée, le public, jusqu’ici rompu aux chansonnettes, découvrait un cactus en fleur sous une peau d’auroch, assénant à langue raccourcie des diatribes d’un autre temps. Aussi intimidant qu’intimidé, Brassens depuis lors attisera la curiosité. Le directeur du théâtre des Trois baudets, Jacques Canetti, invité à venir l’écouter, le trouve épatant et va exhorter à toutes jambes la firme phonographique Philips de faire signer au pornographe un contrat en or massif.

Patachou, née Henriette Ragon (1918-2015), doit son sobriquet, non à Brassens, mais à une brève carrière de pâtissière en province et à son restaurant-pâtisserie-cabaret montmartrois. Son registre parigot gouailleur a d’abord fait le bonheur des bouges voisins sous le nom de Lady Patachou avant que le sien devienne le cabaret incontournable de la nuit parisienne. Elle y coupait sans vergogne les cravates de célébrités ou anonymes et accrochait les trophées au plafond, laissant les circoncis du col suspendus à ses lèvres. 

Fâché de n’avoir pu la baptiser d’un sobriquet de son cru, Brassens l’appelait-il dans l’intimité par son prénom Henriette, ou plus court, par une Riette dûment gazouillée ? La réponse appartient aux esgourdes accolées aux murs. On serait tenté de souscrire au diminutif manceau pour deux raisons. Avant lui, Rabelais faisait l’éloge de la riette qu’il nommait la « brune confiture de cochon ». D’autre part, chez les Brassens, la charcuterie tenait la dragée haute aux pâtisseries. Lesquelles n’avaient pas vraiment cours dans l’impasse.

Affligé de voir un Brassens aussi mal à l’aise sur scène, le contrebassiste dans l’orchestre du cabaret propose spontanément de l’accompagner. Le duo rondement amorcé, Pierre Nicolas ne se doute pas qu’il aura le dos de Brassens pour horizon pendant plus de 30 ans. Coïncidence notoire, il est né à l’endroit même où loge Brassens, impasse Florimont. Il y vécut jusqu’à ses 9 ans, puis épousa la contrebasse un peu plus tard, après s’être enjuponné avec le violon. Né le 11 septembre 1921, Pierre Nicolas poussera l’accompagnement outre-tombe, avec la célébration du centenaire de deux fidèles musiciens, à quelques jours d’intervalle.


L’enregistrement du Gorille et du Mauvais sujet repenti au studio de la salle Pleyel fit tressaillir les techniciens plus habitués au swing de Claude Luter et Sidney Bechet qu’aux dandinements d’un gorille devant un juge. Neuf autres chansons sortiront sur disques 78 tours, dont Le parapluie qui sera distingué par l’Académie Charles-Cros l’année suivante en obtenant le Grand Prix du disque 1954.


Le 6 avril 1952, Brassens fait son premier plateau télévisé à la r.t.f., la chaine de télévision nationale née 3 ans auparavant. Les quelques 40 000 moniteurs à tube cathodique déployés en France cette année-là — soit moins de 1% des ménages — diffusent leur premier anarchiste dans des salons bourgeois terrorisés. Il haranguera par la suite sa Mauvaise Réputation devant le public de l’Alhambra. Puis il fera sa première tournée en France, en Suisse et en Belgique, avec Patachou et les Frères Jacques.


À la veille de Noël de cette année fatidique 1952, neuf chansons sont gravées pour l’album Patachou chante Brassens : La prière, Les amoureux des bancs publics, Brave Margot, J’ai rendez-vous avec vous, Maman papa (interprétée en duo avec Brassens), La chasse aux papillons, Le bricoleur (en exclusivité), Les croquants et La légende de la nonne de Victor Hugo. Les scènes voient leurs rampes faire feu de tout bois pour le troubadour qui désormais alterne les cabarets avec les tours de chant entre Bobino, l’Olympia et l’étranger.


Doué d’une certaine poigne, Brassens eut pourtant du mal à gérer une popularité ascendante. Sa première grande affiche sera pour L’Olympia, dirigée depuis 1954 par un avide Bruno Coquatrix. Son nouveau directeur avait de grandes ambitions avec entre autres Brassens en ligne de mire. Après l’avoir vu chez Patachou, il lui accorde le statut de vedette en mars de cette année. Le prestige de l’Olympia arrivera l’année suivante avec le triomphe de Charles Trénet, artiste d’avant-garde, envié et respecté. Barbara y fera ses adieux sur scène, ainsi que Jacques Brel dont l’unique version d’Amsterdam y sera enregistrée lors de son concert du 17 octobre 1964, avec le grand orchestre de la salle.


Deux ans plus tôt, alors qu’il souffre périodiquement de coliques néphrétiques, Brassens entame un de ses sobres concerts à l’Olympia avec pour seul décor une chaise et une contrebasse légèrement animée. Pressé par un Coquatrix intraitable, il honore chacune des dates jusqu’à la veille de Noël, qui se terminent toutes, sitôt le rideau tombé, par une débandade en ambulance. Revanchards, ses calculs rénaux lui firent soustraire l’Olympia de sa liste des salles qui eurent la faveur de ses turlurettes. Le 31 décembre, il apprend la mort de l’Italienne, surnom qu’il donnait à sa mère. Il retourne à Sète le jour même avant d’aller se produire à l’Alcazar de Marseille. « Pour la première fois, ce soir, elle me voit chanter », dira-t-il.


Il poursuit malgré tout ses tours de chant à Paris et à l’étranger : la Suisse et Rome en 1958, la Belgique et l’Afrique du Nord en 1959, le Québec en 1961… À une allure frénétique, seulement rattrapé par ses calculs. À l’impasse Florimont, Jeanne souffre de ces longues absences rendues inévitables par une célébrité grandissante. Pour couper court à sa solitude, elle se remarie à 75 ans avec un croquant qui en avoue 37. Brassens, que cet assortiment turlupine, quitte l’impasse.


À l’automne 1966, il est à l’affiche du Théâtre national populaire avec Juliette Gréco en première partie, le t.n.p. que Jean Vilar* a dirigé entre 1951 et 1963. Chaque soir, il se fend d’une Supplique pour être enterré à la plage de Sète et fait valoir un Bulletin de santé en réponse aux rumeurs distillées par des folliculaires en mal de gros titres. Avec Le Pluriel, il met en musique sa singularité et prend ses distances avec les grandes révoltes de 1968 qu’il anticipe, à contre-courant de l’intelligentsia germanopratine. Les chansons de salle de garde avaient plus ses faveurs que les chants révolutionnaires. Entre temps, l’Académie française lui décerne le Grand Prix de poésie pour l’ensemble de sa maçonnerie.


* Trombinoscopie dans un prochain volume


Le 20 mars 1977, jour de la dernière à Bobino, son « usine », personne ne se doute qu’il n’y foulera plus jamais les planches. Georges Brassens avale sa chique le 29 octobre 1981 à Saint-Gély-du-Fesc, près de Montpellier. Il est inhumé au cimetière Le Py de Sète, dans le caveau familial que rejoindra en 1999 Joha Heiman, sa pupchen.


La trombine de Georges Brassens tient du coq gaulois droit perché sur ses larges ergots, moustache et rouflaquettes broussailleuses, entre lesquelles l’œil goguenard ne s’est jamais caché. Voir le portrait en pied (de nez) dans le Blog note. Un large front que l’on voudrait empanaché d’un feutre à plume de ménestrel, Brassens n’avait nul besoin de forcer le trait pour forger l’attrait. Mais les folliculaires d’aujourd’hui n’ont que faire de ces subtilités. Nos dessinateurs de presse pratiquent forcément le gros trait. Un Brassens en couverture avec, s’échappant de sa pipe, un fumerole en forme de doigt d’honneur, cela doit bien se vendre. Interrogé peu de temps avant le marathon des célébrations de son centenaire, Victor Laville avait répondu, anticipant les pérorements de perroquets perchés sur leur bateau-fanfare : « Brassens aurait dit pourquoi pas, si ça les amuse. Tout cela lui était bien égal ».

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