Paul Valéry

LE TROMBINOSCOPE

VALÉRY (Ambroise-Paul-Toussaint-Jules)    — s’il manque un prénom, ses descendants ne manqueront pas de nous l’expédier — écrivain et poète né le 30 octobre 1871 à Sète. La vie de l’auteur du Cimetière marin aurait pu être écourtée. Alors que sa nourrice se laissait conter fleurette sur un banc dans le jardin public du château d’eau, le chérubin âgé de 3 ans faillit se noyer dans le bassin de Neptune. Il sut par la suite canaliser sa « folie de l’eau » par des dessins et aquarelles du port en rêvant d’une carrière maritime. Paul Valéry commença ses études chez les dominicains, puis au collège de Sète et au lycée de Montpellier. 


Ses premiers vers furent naturellement publiés par la Revue maritime de Marseille alors qu’il venait de s’inscrire en 1889 à la faculté de Droit de Montpellier après avoir renoncé à préparer l’École navale.


C’est dans son autre port d’attache, à Gêne, que Paul Valéry fut victime, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, d’une épiphanie intellectuelle. Une crise existentielle et sentimentale à l’origine de ses cahiers de l’esprit, dans lesquels il jeta prosaïquement les jalons d’un semblant d’œuvre, sobrement consacrée à la réflexion et aux idées. Il indiquait souvent qu’il considérait cette nuit passée à Gênes comme sa véritable naissance.


Ses génoiseries inaugurent une vie de penseur invétéré et feront taire sa voix poétique pendant près de 20 ans. Il plonge ses réflexions, écrites aux premières heures du jour, dans pas moins de 258 cahiers qui ne seront publiés qu’après sa mort. L’évolution de sa conscience et de ses rapports au temps, au rêve et au langage, y sera quotidiennement consignée et illustrée de dessins et aquarelles. Il avouera que « les mêmes questions depuis 43 ans broutent le pré de [son] cerveau ».


Un coup de dés jamais n’abolissant le hasard, c’est à la faveur d’un banquet à Palavas en 1890 que Valéry noue ses premières relations d’écrivain. Il y fait la connaissance de Pierre Louÿs, poète symboliste, qui le met en relation avec André Gide, que Valéry rencontrera la même année. Une accointance épistolaire s’établira avec Stéphane Mallarmé, à qui il demande conseil. « Seule en donne la solitude », lui répond le maître de l’avant-garde poétique.

 

Requinqué par cet exaltant précepte, Paul Valéry épouse en 1900 Jeannie Gobillard, dont il aura 3 enfants. « Toute la famille peignait. Peignait dedans, peignait dehors, peignait partout et à toute heure. C’était effrayant ! », racontait Agathe, la fille du poète. Cette famille était celle fondée par le couple Valéry, la sœur de Jeannie, Paule Gobillard, et leur cousine Julie Manet. Toute une tribu artistique vivant dans un immeuble aux murs tapissés de tableaux et construit par les parents de Julie, Berthe Morisot et Eugène Manet, frère d’Édouard Manet.


Ce n’est qu’en 1917 que Valéry, sous l’influence de Gide notamment, s’entiche à nouveau de la muse poétique. Avec la publication de La Jeune Parque, dont le succès immédiat annonçait celui des autres grands poèmes : Le Cimetière marin en 1920 et les recueils poétiques, réunis dans Charmes, en 1922, influencés par Mallarmé. Sur le Cimetière marin, il disait : « c’est à peu près le seul poème où j’ai mis quelque chose de ma vie ». L’auteur privilégiait toujours dans sa poésie la maîtrise formelle sur le sens et l’inspiration. « Mes vers ont le sens qu’on leur prête », un choix qui s’exprime en particulier dans ce tercet :

Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer

Distraitement docile à quelque fin profonde,

Attend de ma faiblesse une larme qui fonde.


Dans le troisième vers, le dernier verbe suscita une fiévreuse controverse sur sa nature : fonder ou fondre. Deux confréries dès lors s’affrontèrent : les fondards et les fondusards. Cent ans plus tard, le gouffre demeure. Au même instant, 2 autres communautés s’opposèrent, les dreyfusards et les anti-dreyfusards. Une enfance nationaliste lui avait fait choisir le camp des seconds. Fort heureusement, refusant de collaborer avec l’occupant, il rallia plus tard celui des premiers. Le point d’orgue restera un éloge funèbre de Henri Bergson, discours qui fut salué comme un acte de courage et de résistance. Ironie du sort, alors que s’ouvrait, dans la France libérée, le procès Pétain, le barde passait la harpe à gauche.


Son doigt sur la couture de l’habit d’académicien lui fera écrire, dubitatif devant un tableau de Picasso : « il y a dans cet art quelque chose de certainement neuf. Mais quoi ? ». Il fut tout autant indifférent à Bonnard et Matisse. Mais il abhorrait également chez ses contemporains le philosophe et le politique, considérant le premier « plus un habile sophiste, manieur de concepts, qu’un artisan au service du Savoir comme l’est le scientifique ». Quant au second, il proposa cette intuition fulgurante sur la politique : « l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ». Une prémonition qui confère à ce classique une saisissante modernité, ayant pressenti les défaillances et les dérives de notre époque.


Paul Valéry aura droit à des funérailles nationales, les premières pour un écrivain depuis Victor Hugo. La cérémonie se déroule au palais de Chaillot dont le théâtre sera dirigé quelques années plus tard par Jean Vilar. Le fronton du palais du Trocadéro arborait 4 inscriptions en lettres dorées d’un auteur devenu incontournable après son texte de 1919 sur l’avenir de la civilisation européenne. Ces citations lui avaient été commandées pour l’Exposition universelle de 1937 et réalisées dans une police de caractères, le Peignot, créée conjointement par l’affichiste et créateur typographique A. M. Cassandre. Elles ont la particularité d’être parsemées de points suspendus entre chaque mot, un caprice issu de la gravure lapidaire romaine. Quelles mouches ont donc piqué le commissaire de l’exposition, au point de le voir poinçonner les lignes avec une régularité que l’on ne retrouvait alors qu’aux entrées du métro parisien ?


Aile Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, vers la tour Eiffel :

TOUT HOMME CRÉE SANS LE SAVOIR

COMME IL RESPIRE

MAIS L’ARTISTE SE SENT CRÉER

SON ACTE ENGAGE TOUT SON ÊTRE

SA PEINE BIEN-AIMÉE LE FORTIFIE


Vers la place du Trocadéro :

DANS CES MURS VOUÉS AUX MERVEILLES

J’ACCUEILLE ET GARDE LES OUVRAGES

DE LA MAIN PRODIGIEUSE DE L’ARTISTE

ÉGALE ET RIVALE DE SA PENSÉE

L’UNE N’EST RIEN SANS L’AUTRE


Aile Passy, musée de l’Homme, vers la tour Eiffel :

IL DÉPEND DE CELUI QUI PASSE

QUE JE SOIS TOMBE OU TRÉSOR

QUE JE PARLE OU ME TAISE

CECI NE TIENT QU’À TOI

AMI N’ENTRE PAS SANS DÉSIR


Vers la place du Trocadéro :

CHOSES RARES OU CHOSES BELLES

ICI SAVAMMENT ASSEMBLÉES

INSTRUISENT L’ŒIL À REGARDER

COMME JAMAIS ENCORE VUES

TOUTES CHOSES QUI SONT AU MONDE


Ce soir de juillet 1945, 2 projecteurs au pied de la tour Eiffel déployèrent par leurs faisceaux un immense et majestueux V dans le ciel. L’initiale de Valéry mêlée au V de la victoire offrait au lendemain de la libération un lumineux symbole national de la résistance des armes et des lettres au nazisme. Commandeur de la Légion d’honneur, Valéry reçut les honneurs militaires. Une foule recueillie défila devant le cercueil placé sur un catafalque tricolore et veillé par des étudiants. La cérémonie s’acheva à Sète 3 jours plus tard avec l’inhumation du poète dans le caveau familial du cimetière Saint-Charles, qui prendra peu après le nom de cimetière Marin. L’épitaphe sera pêchée dans le poème qui rendit célèbre la nécropole face à la mer :

Ô Récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux.


Impatiente de rappeler à notre bon souvenir son cher académicien, notre cité, la cuistre, se retroussa les manches. Sa maison natale ayant été réduite, comme un pied de nez à la mémoire, à l’état de gravats, elle s’empressa de rebaptiser une rue montant vers le collège où il étudia et devenu lycée Paul Valéry. Son cimetière surplombant la Grande bleue fut renommé en grande pompe à peine le caveau refermé. Enfin, chapeautant celui-ci, on inaugura un musée éponyme à l’occasion de son centenaire pour y accueillir un fonds issu d’une veuve reconnaissante. À ce jour, le mont Saint-Clair devrait conserver son patronyme, à la fureur des promoteurs d’un mont Valéryen méridional. Le bon maître dépasse ainsi d’une courte tête l’auteur de la Supplique pour être enterré à la plage de Sète qui ne compte qu’une rue, une digue, un espace-musée et une salle nomade…


Paul Valéry décède à 73 ans le 20 juillet 1945 à Paris, au 40 rue de Villejust, quelques semaines après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une inscription lapidaire résume, à elle seule et sur 4 lignes, la vénérable existence de l’homme de lettres. Si son auteur demeure à ce jour anonyme, elle n’en domine pas moins, de son insolente limpidité, le quai de la Marine qu’enfant, il croquait d’un coup de crayon. Les passants d’aujourd’hui peuvent y lire, dans une langue épurée et une forme faisant écho au célèbre escalier de la Caravelle de Gêne où, dans ce parc, le jeune poète aimait gamberger plutôt que gambader :

ICI 

EST NÉ 

PAUL VALÉRY 

LE 30 OCTOBRE 1871


La trombine de Paul Valéry porte en elle toutes les querelles d’Allemand puisqu’il naît à la fin du conflit franco-prussien, a 43 ans en 1914 et décède en 1945. Cette vie, jalonnée de fractures teutonniques, en fit néanmoins un aimable penseur, dont les traits, moins torturés que ceux du spécimen de Rodin, étaient plus taillés pour porter l’habit, qu’il soit du commun des mortels ou du singulier immortel qu’il fut sous la Coupole. À l’origine, l’Académie française n’était qu’un petit cercle ardent et frondeur de gens de lettres faisant la chasse aux hiatus dans leurs vers, ou cassant du sucre sur le dos de candidats voués à être recalés, Descartes ou Molière entre autres. Elle est devenue, au fil des siècles, une collection morne de 40 fauteuils plus élimés qu’animés, où le nouvel impétrant introduit dans son discours quelques éloges bien sentis sur son prédécesseur, dont il dépeint une œuvre immortelle qu’il espère bien rejoindre. Paul Valéry, élu académicien en 1925, fit, dans le discours de réception qu’il prononça le 23 juin 1927, l’éloge d'Anatole France sans prononcer son nom une seule fois. Il ne lui pardonnait toujours pas de s’être naguère opposé à la publication de poèmes de son cher Mallarmé. L’impétrante, bien plus rare, se donne en général moins de soucis.

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