« Je remonte le long de la chaîne de ma vie,
je la trouve attachée par ces anneaux de fer
qui sont scellés dans la pierre de nos quais.
L’autre bout est dans mon cœur. »
Paul Valéry
Il est des villes attrayantes que l’on porte à jamais
dans son âme dès la première incursion. Un sentiment
d’attirance et d’affinité vous gagne, le charme opère à
cœur ouvert. Il faut alors avouer que ce trouble instinctif
est quelque chose de bien malin et subtil. Ces courtoises
citadelles trouvent dès lors le moyen le plus urbain de se
rendre maîtresses de leurs assiégeants, assurées de leur
victoire. Celui qui leur résiste, celle qui met des obstacles
à leurs efforts, sont de ceux d’ordinaire qui ressentent
le plus violemment cet élan. Tant et si bien que ces
bienveillants bastions s’enivreront de leurs conquêtes,
qu’elles soient saisonnières ou sédentaires.
Prenez Sète.
L’île singulière est de celles-là, jouant de son pourtour
maritime et lagunaire, de ses canaux et de son mont
clairien comme le ferait une sirène de son galbe et de sa
croupe. Son port chaloupé, quant à lui, finira d’affrioler
les derniers récalcitrants qui avoueront, vaincus, l’avoir
chevillé au corps. Les crève-cœurs pourtant s’accumulent. Des ressacs d’amertume qui font l’écume et le sel de la
vie sétoise. Vous y séjournez, radieux ou fâcheux, peu
importe. Vous ne la quitterez plus. Le sort en est jeté…
Sur un tapis passablement élimé et toujours moins vert,
déplore une sourde complainte. Et si vous la quittez, une
ferveur indicible vous y fera revenir. La loi irrécusable de
la gravitation, d’une attraction par les sens, les sentiments,
et le cœur.
Par les sens avant tout. Et le toucher d’abord.
Arrivés par une mobilité plus ou moins douceâtre, vous
posez le pied sur son pavé, un pied distrait voire insolent.
Et voilà que votre semelle ne peut plus s’en arracher.
Des pavés pourtant scabreux entre lesquels, le long des
quais, suintaient avant les huiles solaires le vin et la sueur
des portefaix… Souvenirs d’une épopée cettoise. Ici les
poignées de main, bien que franches et honnêtes, laissent
le plus souvent place aux trois joues, pas une de moins,
bécotées à la venvole ou langoureusement, qu’elles
soient pomponnées ou mal rasées. Un rituel épidermique
qu’une pandémie des plus opiniâtres avait mis un temps
sous le coude.
Par le regard ensuite.
Qu’une lumière unique, limpide et pénétrante éveille
puis enflamme. Elle se joue du reflet sur l’onde des
barquasses broutant les quais. Des toitures tranquilles
et des façades aux mille nuances. Des rues tentaculaires
agrippées aux flancs d’une montagnette en sursis. Un
chatoiement solaire fusionne toutes ces aspérités en une mosaïque quasi parfaite, une harmonie radieuse.
Un soleil perpétuel, célébré par une horde d’artistes et
de poètes, sa garde rapprochée, transforme la pierre en
jade, l’eau en émeraude, le pont en aventure. Une beauté
intrinSète
diront les promoteurs en cravate marinière, en
mal de raccourcis sur papier glacé. Car, avouons-le, on
s’acclimate sans mal à cette ivresse kaléidoscopique, qui
devient vitement addiction. Et si l’on s’en échappe, alors
on languira bien plus encore que l’on s’était délecté de ses
charmes. Mais que seraient les pupilles sans les papilles ?
Et donc par le goût et l’odorat.
La saveur et l’arôme des fruits de ses deux jardins
potagers, maritime et lagunaire. Et de sa
pomme de terre
argentée, le poisson bleu dans lequel, comme le cochon,
tout est bon, de la tête à l’arête, en passant par le foie.
Depuis 350 ans, les cordons bleu marine le subliment
simplement. Quelques recettes matrimoniales révèlent
leur substantifique moelle dès la première bouchée, issues
d’un Quartier de moins en moins Haut ou d’une Pointe
de plus en plus Courte. Ce patrimoine plus palpable et
charnel qu’immatériel, ce sont nos humbles cathédrales
que l’on visite religieusement, l’eau à la bouche béante,
en évitant soigneusement d’insipides fac-similés.
Par l’oreille enfin.
Entre deux commérages, où l’art de la harangue le
dispute vertement à celui de tailler de fieffées croupières,
dans un sabir sétois aux mille facettes et à nul autre
dépareillé. L’art d’être gueulard tout en étant taiseux. Entendre parler de
caramel, ce n’est que rarement pour
célébrer cette confiserie ou cet agent colorant, sans
lequel les colas et limonades seraient incolores. C’est, à
Sète, une apostrophe aux vertus identiques. Une douce
injure qui colore singulièrement la causerie. La plupart
des expressions locales ne sont en fait que ponctuations
verbales, à peine plus bavardes qu’une onomatopée, que
font naître toutes sortes de face-à-faciès. De la plus légère
galéjade entre Sétois ou aux dépens d’un villégiateur,
jusqu’aux irruptions épidermiques quand ils pleurent leur
colline déversant, tel un volcan au-dessus d’eux, un magma
de béton, une lave froide comme un arrêté municipal,
submergeant la moindre parcelle verte que doivent fuir
effarouchés écureuils, palombes et autochtones. Jusque
sous nos belles places publiques, provoquant déferlantes
d’invectives, de
roumégaïres
et de
rouspétaïres. Couvertes
seulement par une pléthore d’intermittentes kermesses
balnéaires. Ces discordances pyrophoriques finiront alors
d’ensorceler des sens mis à l’épreuve.
Sète ne l’ignore pas.
Elle tripatouille nos sens en chef saucier, à coup de
cuiller dans un sens, puis dans l’autre. Un
chichois, cet
embrouillamini dont l’unique propos serait d’arrimer et
assujettir en un tournemain quiconque l’aidera à atteindre
ses ambitions. Pourquoi s’accrocher alors à ce cordon
de terre et y prêter allégeance si l’on n’en éprouvait que
rancœurs et désillusions ? On l’ignore, mais qu’importe.
Ce qu’on sait bien, c’est que Sète a cela de bon, quels
que soient ses édiles, qu’on ne lui garde point rancune.
Elle restera ce lopin saugrenu auquel il sera beaucoup
pardonné, parce qu’il s’est fait beaucoup aimer.
Si bien que, comme nous l’a avoué le bon maître
académicien, songeant qu’une lourde amarre nous y rive,
en dépit des maux soufferts et des espérances déçues,
nous cherchons à cette fatalité mystérieuse quelque
rude et implacable raison, et nous n’en trouvons qu’une,
aimable et douce, et qui explique tout depuis 350 ans :
l’attachement.