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Le Blog et le Bulletin Culturel Audasud

par Jean-Renaud Cuaz 29 sept., 2023
« Je remonte le long de la chaîne de ma vie, je la trouve attachée par ces anneaux de fer qui sont scellés dans la pierre de nos quais. L’autre bout est dans mon cœur. » Paul Valéry Il est des villes attrayantes que l’on porte à jamais dans son âme dès la première incursion. Un sentiment d’attirance et d’affinité vous gagne, le charme opère à cœur ouvert. Il faut alors avouer que ce trouble instinctif est quelque chose de bien malin et subtil. Ces courtoises citadelles trouvent dès lors le moyen le plus urbain de se rendre maîtresses de leurs assiégeants, assurées de leur victoire. Celui qui leur résiste, celle qui met des obstacles à leurs efforts, sont de ceux d’ordinaire qui ressentent le plus violemment cet élan. Tant et si bien que ces bienveillants bastions s’enivreront de leurs conquêtes, qu’elles soient saisonnières ou sédentaires. Prenez Sète. L’île singulière est de celles-là, jouant de son pourtour maritime et lagunaire, de ses canaux et de son mont clairien comme le ferait une sirène de son galbe et de sa croupe. Son port chaloupé, quant à lui, finira d’affrioler les derniers récalcitrants qui avoueront, vaincus, l’avoir chevillé au corps. Les crève-cœurs pourtant s’accumulent. Des ressacs d’amertume qui font l’écume et le sel de la vie sétoise. Vous y séjournez, radieux ou fâcheux, peu importe. Vous ne la quitterez plus. Le sort en est jeté… Sur un tapis passablement élimé et toujours moins vert, déplore une sourde complainte. Et si vous la quittez, une ferveur indicible vous y fera revenir. La loi irrécusable de la gravitation, d’une attraction par les sens, les sentiments, et le cœur. Par les sens avant tout. Et le toucher d’abord. Arrivés par une mobilité plus ou moins douceâtre, vous posez le pied sur son pavé, un pied distrait voire insolent. Et voilà que votre semelle ne peut plus s’en arracher. Des pavés pourtant scabreux entre lesquels, le long des quais, suintaient avant les huiles solaires le vin et la sueur des portefaix… Souvenirs d’une épopée cettoise. Ici les poignées de main, bien que franches et honnêtes, laissent le plus souvent place aux trois joues, pas une de moins, bécotées à la venvole ou langoureusement, qu’elles soient pomponnées ou mal rasées. Un rituel épidermique qu’une pandémie des plus opiniâtres avait mis un temps sous le coude. Par le regard ensuite. Qu’une lumière unique, limpide et pénétrante éveille puis enflamme. Elle se joue du reflet sur l’onde des barquasses broutant les quais. Des toitures tranquilles et des façades aux mille nuances. Des rues tentaculaires agrippées aux flancs d’une montagnette en sursis. Un chatoiement solaire fusionne toutes ces aspérités en une mosaïque quasi parfaite, une harmonie radieuse. Un soleil perpétuel, célébré par une horde d’artistes et de poètes, sa garde rapprochée, transforme la pierre en jade, l’eau en émeraude, le pont en aventure. Une beauté intrinSète diront les promoteurs en cravate marinière, en mal de raccourcis sur papier glacé. Car, avouons-le, on s’acclimate sans mal à cette ivresse kaléidoscopique, qui devient vitement addiction. Et si l’on s’en échappe, alors on languira bien plus encore que l’on s’était délecté de ses charmes. Mais que seraient les pupilles sans les papilles ? Et donc par le goût et l’odorat. La saveur et l’arôme des fruits de ses deux jardins potagers, maritime et lagunaire. Et de sa pomme de terre argentée , le poisson bleu dans lequel, comme le cochon, tout est bon, de la tête à l’arête, en passant par le foie. Depuis 350 ans, les cordons bleu marine le subliment simplement. Quelques recettes matrimoniales révèlent leur substantifique moelle dès la première bouchée, issues d’un Quartier de moins en moins Haut ou d’une Pointe de plus en plus Courte. Ce patrimoine plus palpable et charnel qu’immatériel, ce sont nos humbles cathédrales que l’on visite religieusement, l’eau à la bouche béante, en évitant soigneusement d’insipides fac-similés. Par l’oreille enfin. Entre deux commérages, où l’art de la harangue le dispute vertement à celui de tailler de fieffées croupières, dans un sabir sétois aux mille facettes et à nul autre dépareillé. L’art d’être gueulard tout en étant taiseux. Entendre parler de caramel , ce n’est que rarement pour célébrer cette confiserie ou cet agent colorant, sans lequel les colas et limonades seraient incolores. C’est, à Sète, une apostrophe aux vertus identiques. Une douce injure qui colore singulièrement la causerie. La plupart des expressions locales ne sont en fait que ponctuations verbales, à peine plus bavardes qu’une onomatopée, que font naître toutes sortes de face-à-faciès. De la plus légère galéjade entre Sétois ou aux dépens d’un villégiateur, jusqu’aux irruptions épidermiques quand ils pleurent leur colline déversant, tel un volcan au-dessus d’eux, un magma de béton, une lave froide comme un arrêté municipal, submergeant la moindre parcelle verte que doivent fuir effarouchés écureuils, palombes et autochtones. Jusque sous nos belles places publiques, provoquant déferlantes d’invectives, de roumégaïres et de rouspétaïres . Couvertes seulement par une pléthore d’intermittentes kermesses balnéaires. Ces discordances pyrophoriques finiront alors d’ensorceler des sens mis à l’épreuve. Sète ne l’ignore pas. Elle tripatouille nos sens en chef saucier, à coup de cuiller dans un sens, puis dans l’autre. Un chichois , cet embrouillamini dont l’unique propos serait d’arrimer et assujettir en un tournemain quiconque l’aidera à atteindre ses ambitions. Pourquoi s’accrocher alors à ce cordon de terre et y prêter allégeance si l’on n’en éprouvait que rancœurs et désillusions ? On l’ignore, mais qu’importe. Ce qu’on sait bien, c’est que Sète a cela de bon, quels que soient ses édiles, qu’on ne lui garde point rancune. Elle restera ce lopin saugrenu auquel il sera beaucoup pardonné, parce qu’il s’est fait beaucoup aimer. Si bien que, comme nous l’a avoué le bon maître académicien, songeant qu’une lourde amarre nous y rive, en dépit des maux soufferts et des espérances déçues, nous cherchons à cette fatalité mystérieuse quelque rude et implacable raison, et nous n’en trouvons qu’une, aimable et douce, et qui explique tout depuis 350 ans : l’attachement.
par Jean-Renaud Cuaz 12 avr., 2023
Dans le giron de la smalah Windsor , il est une coutume millénaire parmi d’autres : orner le nouveau souverain d’une coiffe et d’un sourire éclatants. Une enjolivure seulement autorisée par le droit d’ainesse, qu’il ne faut pas confondre avec le droit d’ânesse qui, lui, autorise baudets et bourricots à procréer à tour de patte, primogéniture ou pas . D’un métal bien plus durable que le règne le plus long, les couronnes en or résistent à la mastication, au grincement des dents lors de lectures de tabloïds et aux fortes morsures que celles-ci génèrent. Elles sont idéales pour les monarques qui subissent des perditions capillaires ou dentaires. Car elles détournent, pour les premières, une attention planétaire, et ajoutent, pour les secondes, une touche ironique quand il s’agit de fustiger les sans-dents . Le couronnement étant une opération festive, il ne peut, pour le patient anglais trépignant dans la salle d’attente, avoir lieu dans une période de deuil, qui s’étend généralement pendant une année, après le trépas du dernier enguirlandé. Camilla , elle, se fera poser une couronne en diamant qu’on imagine du plus bel effet, lorsque les projecteurs et les flashs illumineront un sourire béatifié. Sa prothèse fut sortie de la vitrine de sa prédécesseure, la reine Mary , épouse du roi George v , pour une réinsertion opérée dans un souci de durabilité. Une première pour une reine consort depuis le xviii e siècle, lorsque la légitime du roi George ii , Caroline , porta la couronne—et, selon une rumeur tabloïdeuse, les jarretelles—de Marie de Modène . Un communiqué du palais de Buckingham avait annoncé en février dernier que la couronne de la reine Mary avait quitté la Tour de Londres pour subir quelques modifications par un prothésiste détenteur d’un mandat royal de la Couronne. En rupture avec ses prédécesseurs, Charly de Buckingham souhaitait faire souffler un simoun de modernité, et dépouiller son sacre de «rituels obscurs et chronophages» . La liste civile de l’opération ne fait état que de 2000 témoins, contre quelques 8000 qui auparavant rongeaient leur frein en entendant la fraiseuse percer l’épaisse atmosphère de l’abbaye de Westminster, entre deux cantiques psalmodiés. Le dress-code aussi sera dépouillé de toutes fanfreluches ostentatoires. Resteront bannies fausses perles et perlouses. Un déridage mené rondement s’étendra jusqu’à l’onction, par une huile 100 % végétale, sans ingrédients d'origine vassale ou animale, un quasi casus belli de Charles , passé du British racing green au vert écolo avant même sa naissance. Le Saint Chrême a été fabriqué à partir d’olives récoltées dans deux oliveraies d’un monastère du mont des Oliviers où repose Alice de Grèce , grand-mère de Charles iii . L’extrait issu du pressage des olives fut parfumé, selon une formule ancestrale, d’huiles essentielles—sésame, rose, jasmin, cannelle, néroli, benjoin, ambre et fleur d’oranger—puis béni dans l’église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem, au cours d’une demi-douzaine de cérémonies. Une huile donc multiculturelle, séculaire et vegan selon l’étiquette imprimée avec une encre non moins bénie. Le rite le plus sacré de la cérémonie de couronnement verra les mains, la tête et la poitrine du monarque huilées comme un corps de lutteur turc avant l’étreinte. Une séance proche de celles que s’offrit le prince Andrew sur une île sulfureuse. La reine consort recevra l’onction avec ce qu’il restera de l’huile d’olive. Souhaitons que ce soit derrière un paravant. Pour couronner le tout, le culte d’un monarque de droit divin serait-il plus honorable que celui d’un autocrate de droit dictatorial dès lors que le souverain deviendrait aimable à force de renoncements et de dépoussiérages ? Pour finir de battre sa coulpe, le souverain-défenseur de toutes les fois, devra allégeance à Dieu, sous peine de perdre sa légitimité. D’où sa pieuse fidélité au sacro-saint ordre des Grenouilles de bénitier et à celui des Culs-bénits. Honi soit qui mal y pense.
par Jean-Renaud Cuaz 08 mars, 2023
« Quand la science rencontre la cause des femmes, c’est implaquable ». — Dr Étienne-Émile Baulieu , le père de la dragée anti-cloque, la pilule abortive plus connue sous son nom de guerre : ru - 486 . Cet increvable endocrinologue et biochimiste français répondait ainsi, ce 17 janvier 2023 , à une journaliste du New York Times, dans son bureau parisien de la rive gauche, donnant sur une ancienne prison du xviii e siècle où fut détenu le marquis de Sade , qui devait laisser plus d’un moussaillon dans la cale de ses chères victimes. Alors que nous célébrons ce 8 mars les droits, longtemps bafoués, de la gent féminine et que se déversent dans nos villes des régiments de tire-au-fion accrochés à leur régime doctrinaire et à quelques mois supplémentaires de somnolence sur canapé ou de croisière cloisonnée, Étienne-Émile, 96 ans au compteur, fait du rab dans son labo de l’hôpital Bicêtre, à peine ralenti par une canne. Un immuable instinct d’opiniâtre précurseur trouve sans doute son origine dans des gènes parentales. Son père, le Dr Léon Blum —  auquel les diabétiques auront une pensée quand ils liront son homonyme sur une plaque de rue ou de place publique — fut l’un des premiers néphrologues à prescrire l’insuline pour le diabète. Sa réputation franchit rapidement nos frontières : alors qu’il passait sa lune de miel sur le Nil avec la mère d’Étienne-Émile, il traita un roi égyptien devenu diabétique à force de loukoum et autres sucreries, dont l’activité physique devait se résumer à suivre des yeux d’affriolantes danses du ventre. Adolescent, É.-É. transportait des armes pour la Résistance en moins de temps qu’il n’en fallait aux bourgeois alentours pour mettre une brioche dans le four de servantes corvéables à merci. Il prit sa carte au parti communiste pour la déchirer en 1956 , lorsque Moscou s’en prit à la virginité de Budapest. Pour son rôle de premier plan dans le développement de stéroïdes synthétiques à l’origine de sa fameuse pilule, il reçut une invitation de l’université américaine de Columbia pour exercer durant une année auprès d’éminents chercheurs. Il dut attendre que l’administration Eisenhower , allergique à son passé communiste, cède la place en 1961 à un président démocrate, J. F. Kennedy , pour voir sa demande de visa finalement acceptée. Embarqué cette année-là pour New York sur un transatlantique, É.-É. rencontre une éminente historienne de l’art, Barbara Rose , qui lui présentera de prometteurs artistes, dont un qu’elle épousera, Frank Stella . « J’ai réalisé auprès de mes amis artistes la similitude de la création en science et en art » , écrivit celui qui fréquenta Andy Warhol , Jasper Johns, Robert Rauschenberg … Des peintres, sculpteurs, musiciens, acteurs qui inspiraient, dit-il, ses recherches scientifiques. Et entre de nébuleuses parenthèses, une liaison avec Sophia Loren , une autre avec Niki de Saint Phalle , dont les nanas avaient certainement émoustillé ses neurones fureteurs. É.-É. fut à la fois salué comme un visionnaire par les partisans du droit à l’avortement, et vilipendé par les opposants, le présentant comme une réincarnation d’ Hitler . Une accusation qu'il trouva particulièrement ironique, étant lui-même juif. Il soutenait avec force qu’au xxi e siècle, « paradoxalement, la pilule abortive pourrait même aider à éliminer l’avortement en tant que problème » . Jusque dans les années 70 , les progrès de la médecine de la reproduction voisinaient avec des pratiques extrêmes d’interruption de grossesse. Quand on n’avait pas de faiseuses d’ange sous la main — Agnès Varda avoua en être — des femmes s’inséraient des bâtons pour provoquer des fausses couches et se rendaient ensuite à l’hôpital où des chirurgiens exigeaient de ne pas administrer d’anesthésie. « Donnez-lui une leçon dont elle se souviendra » avait-il entendu l’un d’eux admonester. L’idée d’une pilule de grossesse germa, une anti-hormone qui agirait comme un tour de passe-passe biologique. Sur la table de la salle à manger, sont posés depuis peu deux cadeaux de la vice-présidente américaine Kamala Harris , un vase en verre et un de ses livres. Lors d’un voyage officiel en France en 2021 , elle rencontra en privé le Dr Baulieu et son épouse. Sur la page de garde du livre — une traduction en français d’un recueil de nouvelles — elle avait écrit : « Merci pour votre amitié et pour tout ce que vous faites et représentez pour notre famille. Je vous aime, Kamala » . La défunte mère de la vice-présidente, Shyamala Gopalan Harris , chercheuse sur le cancer du sein, avait passé un an avec le Dr Baulieu et son laboratoire, dans les années 80 . Il disait déjà : « Je suis optimiste parce que la science vous aide à être optimiste » .
par Jean-Renaud Cuaz 23 déc., 2022
En cette période de raout quasi estival, nous avons conjecturé l’intérêt d’une notice sur le poinsettia . Elle vous sera au mieux d’un grand secours, au pire d’une fugace déréliction. Les citadins en mal de luzerne que vous êtes ne peuvent faire l’impasse sur cette euphorbe arbustive. Originaire d’Amérique centrale et du sud du Mexique, elle peut atteindre dans cette région une hauteur équivalente à celle d’une saisie moyenne de cocaïne, soit 4 à 5 m. L’espèce communément appelée étoile de Noël serait apparue, selon une légende du xvi e siècle, dans une modeste église mexicaine la veille de Noël. À genoux sur un sol recouvert de feuilles de pin, priait en sanglotant Lola, une miséreuse gamine qui mendigotait alentour. De la paroisse s’échappa, tel un cantique franciscain, une complainte enfantine implorant le bon Dieu de lui révéler comment prouver à l’Enfant Jésus l’amour qu’elle lui porte, elle qui n’a pas la moindre petite fleur à lui offrir au pied de la Crèche. À notre profond désarroi, la légende aurait pu se terminer là si, dans la fulgurance d’un éclair, n’était apparu devant Lola un ange moustachu dans un poncho immaculé et coiffé d’un sombrero du plus bel effet, affublé sur les bords de scintillantes clochettes. L’ange tenta de la rassurer en lui indiquant d’aller cueillir quelques végétaux au bord du chemin menant à l’église. « Mais ce sont de mauvaises herbes ! » répliqua Lola. « Les herbes qu'on appelle mauvaises ne le sont que pour ceux qui n’ont pas encore découvert ce que Dieu veut qu’ils en fassent » répondit l’ange, dont la parole se révéla plus verte que la main. L’enfant mise en confiance sortit pour réapparaître les petits bras chargés de maigres bouquets d’un herbage sans prétention. Elle déposa son insolante houppe à distance respectueuse des généreux bouquets de fleurs dont l’éclat, que cette proximité offensait, redoubla d’intensité. Les mauvaises herbes ne se troublèrent pas pour autant, allant jusqu’à leur tirer des langues de plus en plus longues et rouge, telles des langues de feu. C’est depuis ce jour qu’au Mexique, cette plante prit le nom de Flor de la Noche Buena , fleur de la Sainte Nuit. Trois siècles s’écoulèrent au Mexique comme ailleurs quand, en 1825 , un ambassadeur y fut nommé pour représenter les États-Unis auprès de cette jeune république. Son nom : Joel Roberts Poinsett . Ce ministre plénipotentiaire se trouva être un fervent botaniste ayant auparavant écumé les continents au service de son gouvernement, portant ses lettres de recommandation jusqu’au tsar Alexandre . Avant cela, à partir de 1801 , Poinsett parcourt le continent européen. L’année suivante, il visite Naples puis escalade l’Etna. Au printemps 1803 , il arrive en Suisse et séjourne chez Jacques Necker — ancien ministre des Finances de Louis xvi et contraint à l’exil par Napoléon — et sa fille, Madame de Staël . Au même moment, arrive chez Necker un autre Américain, Robert Livingston , le ministre des États-Unis en France, alors en tournée de stations de ski entre Savoie et Suisse. Poinsett tombait à propos pour, avec l’aide d’une Madame de Staël aux petits soins, assumer le rôle de traducteur de part et d’autre avec le plus d’entregent imaginable. Entre un Livingston dur de la feuille et un vieux Necker, dont le manque de dents rendait le discours incompréhensible. Notre diplomate se trouvait donc au Mexique en 1828 , occupé à faire emplette de territoires pour son pays. Dans son escarcelle, ceux du Texas, Nouveau-Mexique, le nord et une partie du sud de la Californie allant jusqu’à effrontément y glisser quelques arpents en territoire mexicain (Sonora, Coahuila et Nuevo León). Une liste que balaya d’un revers de manche le ministre mexicain des Affaires étrangères. Désabusé, errant de casa del mezcal en hostería , Poinsett tomba, dans les faubourgs du sud de Mexico, nez à nez avec une langue de feu inconnue jusqu’alors, la fameuse fleur de la Sainte Nuit. Le botaniste s’empressa d’en rapporter quelques boutures dans son pays. La plante fut nommée Poinsettia et promue à une splendide carrière, d’abord en Amérique du Nord puis en Europe où des variétés aux bractées roses et blanches furent obtenues par sélection. Plante fragile, Euphorbia pulcherrima nécessite une vigilance de tous les instants ; la fertilisation doit être soignée, suffisante, régulière et bien équilibrée. La nature du contenant — on conseille en général l’usage d’un pot en argile — influe beaucoup sur la conduite de la fertirrigation. Une semaine après l'empotage de ce qui est devenu l’incontournable étrenne de Noël, on pince la tige au-dessus de la cinquième feuille afin d’obtenir trois à six rameaux. Comme le faisait Lola qui en pinçait pour Jésus et sa Crèche.
par Jean-Renaud Cuaz 07 déc., 2022
Les funérailles à peine achevées, des querelles d’Allemand épuisent et consument les fins limiers qui consacrent leurs vies à celles de célébrités disparues . Ces morfalous, à l’affût du moindre potin-tintouin, à l’esgourde démesurée et à la plume sentencieuse, n’ont plus pour s’esbaudir que la découverte d’un bout de courrier falot ou d’une coupure de presse jaunie. Voire d’un rapport de police poussiéreux corrigeant le nombre supposé de mois de sursis infligés à Quatre bacheliers. Ces claquedents, affamés de fichaises pour asseoir leur bagout, se plaisent à hanter un macchabée et le dépouiller de ses dernières discrétions. Parmi les ombres échappant au tableau de chasse d’historien à la petite semaine, il en est une qui demeure revêche et insoutenable : au réveil, Brassens enfilait-il ses chaussettes avant son futal ou après ? La question apparaît irrelevante à la belle saison quand il se chaussait d’espadrilles ou de mocassins, mais qu’en était-il le reste de l’année ? Certes, le torride turlupin devait s’empresser de les mettre plutôt dans ses poches avant de déguerpir lorsque surgissait inopinément un mari tout juste encorné. Seules de vieilles Venus callipyges seraient en mesure de nous éclairer quand bien même Pupchen, sa compagne, pieutait loin du nid conjugale. Si l’auteur de la Non‐demande en mariage les couchait avec autant d’ardeur sous la couette que sur le papier, c’était pour se réveiller et s’habiller en solitaire. Entre ceux qui l’ont approché, frôlé, côtoyé, accueilli et régalé, apparaître en sa compagnie sur un cliché – la preuve ultime et irréfutable – autorise l’impétrant à se répandre en disquisitions dignes d’un gourou fétichiste, bardé de reliques. Lui seul a le pouvoir d’arbitrer, devant une guitare plus ou moins authentique, source de discordes et de désaccords. Le schisme entre brassensatiables peut être profond. Les empoignades à fleur de peau de vache. N’hésitant pas à tirer à qui mieux-mieux la couverture biographique qui fera autorité au sein d’une secte d’hagiographes mâle-odorants, se payant sur une bête en odeur de sainteté. Fadaise , dirait le poète, n’a jamais aussi bien rimé qu’avec foutaise .
par Jean-Renaud Cuaz 03 déc., 2022
Frère Dominique doit être absorbé par une dernière besogne dominicale. Il devra disséminer à travers les cinq continents, la nécrologie de Allen Kay ( 1945-2022 ), le père de la campagne publicitaire Xerox du Super Bowl X ( 1976 ), vitrine mondiale des publicités innovantes et… exorbitantes . Advertising Age , la bible des publicitaires, carillonna la campagne Xerox parmi les 50 meilleures créations du xx e siècle. L’annonce publicitaire mettait en vedette un moine nommé Frère Dominique , un pisse-copie de scriptorium dont le labeur allait être miraculeusement soulagé par la présence dans son abbaye d’un photocopieur Xerox. Allen Kay sauva probablement des vies, non pas grâce au frère Dominique, mais en créant un fulgurant slogan pour le réseau métropolitain de New York ( mta ), peu après les attentats terroristes de 2001 . L’alerte If you see something, say something (Si vous voyez quelque chose, dites quelque chose) fut choisie parmi de longues et ambiguës tentatives, toutes rejetées. Ce mantra citoyen contribua à rendre les populations du monde entier plus conscientes de leur sécurité. Dans les veines d’Allen Kay coulait un sang des plus New Yorkais qui le rendait agressif voire menaçant quand il chassait les comptes de gros clients. Il n’hésita pas à envoyer à l’un d’eux – une chaine TV qui avait limité son appel d’offres à 3 des concurrents d’Allen – une bobine de film avec une note qui disait : « Nous avons votre chien. Regardez cette bobine si vous voulez le revoir » . Après avoir appelé sa femme pour s'assurer qu'elle n'avait pas adopté de chien depuis qu'il avait quitté la maison ce matin-là, le futur client regarda la bobine et engagea Allen Kay pour un budget de 3 millions de dollars. Allen Kay est décédé le 27 novembre 2022 à son domicile de Weehawken, New Jersey. Il était à l’ouvrage pour une autobiographie lorsque la grande faucheuse lui fit savoir qu’elle n’en attendrait pas la dernière page. Il l’avait provisoirement titrée La mort rode dans ma famille .
par Jean-Renaud Cuaz 25 nov., 2022
Albert Marquet peignait le plus souvent d’une fenêtre, comme ici du Grand Hôtel de Sète, à l’été 1924 ou d’une maison louée pour l’occasion en bord de Seine. On serait tenté de penser, près de 100 ans plus tard, qu’il en est de même pour Yukako Matsui avec cette encre sur papier washi. Cependant la calligraphe japonaise s’inspire plutôt du traditionnel shōji, cloison translucide de papier et de bois qui sert à moduler l’espace intérieur des maisons japonaises depuis le xiii e siècle. Ce panneau fait également office de porte coulissante pour de larges ouvertures sur un jardin de pierres, prolongement naturel de l’habitat. En faisant apparaître la nature à travers le papier, comme un tableau en filigrane, le shōji souligne le lien entre l’intérieur et l’extérieur.
par Jean-Renaud Cuaz 30 oct., 2022
Halloween fut depuis la nuit des temps notre fête favorite. Cet automne, nous passons notre tour. Les bestioles peu ragoûtantes resteront dans leurs cartons au grenier où, après tout, elles sont plus à leur aise. Idem pour le décorum cafardeux d’accessoires macabres et de marmite aux effluves de potion maléfique, que n’aurait pas renié la famille Adams qui sans vergogne déclinait, année après année, notre gothique invitation. Une veillée entre squelettes où l’on se pique de s’effaroucher n’a plus vraiment lieu quand un quotidien toujours plus terrorisant fait le job. Et c’est splendidement qu’il le fait. Le monde est assez horrible. Les journaux sont assez horribles. L’horreur est assez réelle pour qu’on en rajoute une louche festive. La cruauté occasionnelle, la violence aléatoire hantent nos âmes et rongent un peu plus chaque jour notre espoir pour des jours meilleurs. Un climat sauvage s’est installé. Pour le voir défiler sur nos écrans, inutile d’introduire une pièce dans la fiente. De mémoire d’outre-tombe, on n’a jamais été aussi près du précipice. Ce n’est pas une fête païenne qui remettra l’église au centre d’un village barbare. Il reste à vivre en aparté. Ne me demandez pas où se situe l’Aparté, je l’ignore. Aux esprits chagrins, on rétorquera certes que tout n’est pas sombre. Et la résilience est telle que l’on peut broyer du noir jusqu’à l’âge avancé de 102 ans. Mais si vous pensez que l’actualité est assez monstrueuse, attendez. Halloween ne fait que commencer. See you all on the dark side of the Moon…
par Jean-Renaud Cuaz 25 sept., 2022
Tentons de poser aujourd’hui notre pierre à l’édifice et une couverture sur un feu qui couve car, selon l’adage, qui trop embrase mal éteint. Et tâchons de restanquer la modération en coupant court à cet acharnement de part et d’autre qui pousse les parties à se lancer des noms d’oiseaux dont seuls sont capables ceux qui agissent au nom du bien-vivre. Depuis quelques semaines, le devenir de la place Aristide Briand cause aux malheureux Sétois et à leurs édiles plus de nuits d'insomnie que ne pourrait le faire une meute de moustiques à jeun depuis six mois. C’est donc chatouillée par les récentes chroniques portant sur la rénovation de l’esplanade que notre curiosité ne faisant qu’un tour exhuma cette ancienne carte postale, immortalisant l’installation d’un luminaire peu après l’inauguration du kiosque Franke le 19 juin 1892 . On y découvre un sévère élagage des platanes alentours rendu nécessaire à leur érection. Ce chandelier municipal — qui tient lieu à présent de modèle pour une réplique à l’identique — aura longtemps rythmé les soirées musicales de l’Harmonie avant de disparaître et dut son élégante silhouette au grand lustre de l’opéra Garnier et plus familièrement à celui de notre théâtre municipal. Rien de plus normal étant tous trois l’œuvre d’un seul atelier de ferronnerie : Lacarrière & Delatour . Avec ce retour en grâce du style fin xix e siècle, nos édiles pourront sans vergogne s’enorgueillir d’avoir redonné à la place Aristide Briand son lustre d’antan. (cliché : les deux fondeurs Lacarrière et Delatour contemplant leur création)
par Jean-Renaud Cuaz 14 sept., 2022
Lors des projections des films de Jean-Luc Godard , des CGU (Conditions Générales d’Utilisation, ne pas confondre avec UGC) ne seraient pas inutiles avec en tête des préalables : aimer se perdre. Tombé en disgrâce, marginalisé, ce fantôme du cinéma hante les paresseux plus habitués aux notions de temps et d’espace selon Hollywood, qui nous invite avec le sourire à consommer, puis à revenir pour la même cajolerie la semaine suivante. Godard lui ne nous a pas facilité la tâche. Il nous presse de plonger dans les profondeurs de sa pensée tourmentée. Sous une nouvelle vague toujours recommencée, de ces tréfonds obscurs, une langue inconnue perce l’abîme, la sienne et une clé flotte entre deux eaux qu’il nous faut apprendre à saisir pour déchiffrer ses épigrammes. Qu’on le veuille ou non, on dérive loin du délassement, de la rigolade et des sanglots, des effets et des nominations. Alors qu’ Agnès Varda devenait plus célèbre en vieillissant, lui s’éloignait du public à Rolle, en Suisse où il s’est éteint. Elle s’y est rendue en 2017 accompagnée du street artist JR, pour espérait-elle un entretient dans le cadre de leur documentaire Visages Villages . Un méandre historique et mémoriel avec Jean-Luc Godard en filigrane. Elle frappe à sa porte à la fin du film. Des lustres qu'elle ne l’a pas vu. Il refuse pourtant de lui ouvrir, la faisant pleurer. Il l’aurait sans doute accueillie seule, car il ne devait pas avoir beaucoup d’estime et de respect pour son co-réalisateur. Varda ne l’aurait pas contredit alors qu’il constatait un jour : « Un film se compose d'un début, d'un milieu et d'une fin, mais pas nécessairement dans cet ordre » . Mais il n’aurait pas voulu sortir les pieds devant avant le clap de fin d’une carrière protéiforme. Il nous gratifie d’un dernier plan sur plan, ou jump-cut en langage tarantinesque, où dans un montage parallèle, on voit sur l’écran un Comité d'éthique ouvrir la voie au suicide assisté, et dans le plan suivant, l’annonce de son décès des suites d’une assistance au départ volontaire. Impatient d’aller rejoindre Agnès et Jean-Paul. Photo : Agnès Varda et Jean-Luc Godard sur le tournage de Cloé de 5 à 7 ( 1962 )
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